La protection des ensembles urbains, quelle que soit leur superficie, est souvent considérée comme un frein à la création architecturale et urbaine. Les sites inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco laissent aux pays hôtes la responsabilité des moyens à mettre en œuvre pour préserver l’authenticité et l’intégrité qui ont conduit à la labellisation. L’étude des cas de Bordeaux et d’Édimbourg montre que la création y trouve place, selon des postures qui dépendent de choix culturels liés à des conceptions sans cesse actualisées du rapport entre société et patrimoine.
Le sujet (la critique) de la « mise sous cloche » des espaces protégés au titre du patrimoine revient de façon endémique dans les discours publics et privés. Cette question s’impose de façon encore plus abrupte à l’occasion des inscriptions au titre du Patrimoine mondial de l’Unesco. En effet, le principe de cette labellisation est de considérer que l’intégralité du périmètre retenu constitue une parcelle du patrimoine de l’humanité. Toute intervention dans cet espace entre donc, de facto, dans cette exceptionnalité et devient patrimoine. Dès lors doit se poser la question des critères d’acceptabilité du projet au regard de ce qui a présidé à l’inscription initiale du bien. Quelle part laisse-t-on à la création ? Le contemporain peut-il devenir patrimoine dès sa construction ?
La question de la patrimonialisation des bâtiments contemporains s’est posée à plusieurs reprises. L’Unesco propose des critères intéressants car devant s’adapter à toutes les situations et cultures du monde.
Le premier est le critère d’authenticité et le second celui d’intégrité, que l’on peut résumer sous la formule : « l’authenticité peut être comprise comme la capacité d’un bien à transmettre sa signification au fil du temps1 . L’intégrité peut être comprise comme la capacité du bien à obtenir et à maintenir son importance au fil du temps ». Mais les définitions théoriques restent difficiles à appliquer dans la réalité du terrain. L’examen in situ de réalisations récentes dans le site patrimoine mondial de Bordeaux éclaire la façon dont les projets intègrent ces critères. En effet, à la suite de l’écriture de trois ouvrages sur Bordeaux Patrimoine mondial2 et de l’encadrement d’étudiants de Master pour la réalisation d’une exposition au CIAP (centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine) de Bordeaux sur la fabrique du patrimoine3 , il est possible de tirer quelques enseignements sur la création architecturale et urbaine contemporaine en milieu patrimonial. La mise en parallèle avec le cas d’Édimbourg4 montre certaines similitudes de posture, au-delà des modes de gestion différents des espaces protégés. En effet, une étude réalisée par un architecte5 , étudiant de master de l’Université de cette ville, département « Architectural Conservation » de l’École d’architecture et de paysage montre des similitudes dans les façons d’approcher la création dans les sites labellisés Patrimoine mondial par l’Unesco. Bien sûr, le vocabulaire architectural est différent, les procédures de protection et les processus de validation des projets conduisent à des résultats adaptés aux cas écossais, mais les postures de création vis-à-vis du patrimoine, notamment ici, du patrimoine mondial, ne sont sensiblement pas éloignées.
Plusieurs attitudes face à la dimension patrimoniale d’un site se révèlent. Elles dépendent en partie des procédures et donc des techniciens qui les appliquent, en partie des édiles et de leur propension à être ouverts ou non à la modernité, en partie des maîtres d’ouvrage qui ont des objectifs différenciés, mais aussi bien sûr des maîtres d’œuvre, souvent architectes, et pour lesquels l’image de leurs œuvres peut revêtir une importance pouvant, au-delà des choix esthétiques, avoir des conséquences en termes de carrière. Mais il est un critère qui est le plus souvent implicite, celui de la localisation du projet au sein de l’espace patrimonial. Enfin, un plus grand trouble semble encore affecter le projet urbain, peu de compétences étant à même d’avoir un regard critique sur cette échelle.
Si l’on porte son attention sur les résultats construits plutôt que sur les causes qui ont guidé leur conception, au moins six manières de créer en milieu patrimonial peuvent être révélées.
Le pastiche n’est pas, malgré son innocuité visuelle, le plus fréquent. En effet, il heurte souvent la conscience des maîtres d’œuvre architectes, plus enclins à la création qu’à l‘imitation6 .
L’architecture dite d’accompagnement est souvent le recours lorsque l’on souhaite dans le paysage une intervention discrète, voire invisible. Reprenant la volumétrie, les couleurs et les principes de composition des bâtiments historiques, mais sans s’encombrer de la réalité des matériaux anciens, de la distribution intérieure, des détails décoratifs, l’architecture d’accompagnement trouve sa place dans les ensembles patrimoniaux, comme le tapioca dans un potage, sans saveur, sans couleur.
Pour satisfaire leur goût de modernité, certains architectes proposent des projets à l’audace tempérée7 . Le respect de certains caractères de l’existant (volume, matériaux ou couleurs par exemple) se mêle à des éléments relevant de la panoplie de l’architecture moderne : béton, grandes ouvertures vitrées, seconde peau de bois, verre sérigraphié, métal découpé au laser, etc. Cet exercice est peut-être le plus périlleux car il risque d’indisposer les tenants de l’intégrité historique par les digressions qu’il propose, tout autant qu’il décevra les « modernes » qui y voient une compromission plutôt qu’un compromis.
Pour éviter le double obstacle de l’incompréhension historiciste comme moderniste, on peut être tenté d’aller vers une interprétation « contemporaine » d’une architecture historique réelle ou mythifiée. Mais le passage d’une architecture du Moyen Âge à pans de bois à un bâtiment du XXIe siècle peut parfois laisser plus que circonspect l’élu chargé de signer le permis de construire et plus encore la commission ad hoc dont la mission est de le conseiller.
Une démarche qui tend à se multiplier par l’engouement actuel du patrimonial, est l’imbrication entre bâtiments existants et construction nouvelle. Répondant parfois à des prescriptions de protection en conservant une partie du patrimoine, mais permettant toujours de combler le déficit d’histoire des immeubles contemporains, ce système donne lieu à des résultats variés, mais nécessitant souvent de la part des concepteurs une réflexion sérieuse sur le rapport entre ancien et contemporain. Dès lors qu’un travail de dialogue s’instaure entre ces deux époques et que par superposition, imbrication ou entrelacement8 , chacune des formes prend appui sur l’autre pour trouver son point d’équilibre, le projet acquiert un sens. Lorsque ce rapport n’est plus que juxtaposition, il perd sa crédibilité historique pour n’être que façadisme9 , allant parfois jusqu’à la farce10 .
Une dernière posture est ce que certains architectes facétieux appelaient l’intégration par contraste ou par rupture11
. Souvent l’apanage des « starchitectes », la rupture avec l’existant crée une proximité temporelle subversive12
, sensée mettre en scène les deux périodes qui s’entrechoquent. On sait que la ville est apte à absorber, digérer et phagocyter les éléments les plus étranges et que la force des paysages réglés de la ville ancienne émousse les éclats les plus vifs. Quelques-uns résistent et sont érigés monuments historiques, d’autres sont détruits. Ce n’est pas une décision inexplicable qui dicte le choix d’une posture architecturale plutôt qu’une autre, mais une hiérarchie implicite dans le territoire patrimonialisé. Si, en dehors de la notion de covisibilité vis-à-vis des monuments historiques, il n’est pas fait mention, dans les procédures de protection, de différenciation spatiale de l’intérêt historique au sein d’un site, il est patent que l’éloignement des parties iconiques autorise une plus grande liberté, une plus grande modernité.
Mais, sauf les monuments, l’architecture n’est en fait qu’un épiphénomène dans l’histoire d’une ville. Sa forme, ses tracés et ses espaces publics sont véritablement l’ADN des cultures locales qui se sont succédées et s’y sont cristallisées. C’est pourquoi, plus encore que l’insertion architecturale dans un paysage, il semble important de s’intéresser au respect de son projet urbain.
Bordeaux est en cela un terrain d’analyse intéressant puisque de nombreux projets urbains s’y déploient : écoquartier Ginko, Bassins à flot, ZAC Cœur de Bastide, ZAC Bastide Niel, ZAC Brazza, opération Euratlantique remplissent le ciel de la ville de la silhouette dégingandée des grues. Bordeaux est inscrite sur la liste du Patrimoine mondial Unesco car la ville (critère ii) témoigne « d’échanges considérables entre les hommes de la terre et les hommes de la mer », son port et sa forme urbaine témoignant d’une évolution continue depuis l’Antiquité et particulièrement marquée par les grands travaux du siècle des Lumières. Selon le critère iv de l’Unesco, la ville offre « un exemple éminent d’un type de construction ou d’ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des périodes significative(s) de l’histoire humaine » ; Bordeaux est reconnue comme un « ensemble urbain et architectural exceptionnel […] qui lui confère une unité et une cohérence exceptionnelles ».
L’Unesco recommande d’accorder une attention particulière à la cohérence et à l’unité des ensembles monumentaux classiques et néo-classiques et à la qualité des espaces publics13 .
L’unité classique de Bordeaux se manifeste en effet par ses grands espaces publics le long desquels l’architecture est vouée à renforcer l’image collective que la ville donne d’elle-même, au point de contraindre parfois l’architecture à diviser une arcade entre deux propriétés mitoyennes pour respecter la continuité visuelle de la façade, celle-ci étant conçue comme la façade de l’espace public avant d’être celle des édifices.
Les projets urbains contemporains semblent le plus souvent avoir oublié ces principes. Ainsi, la rénovation de l’îlot Santé Navale au sud de la ville dans le cadre du PNRQAD (plan national de requalification des quartiers anciens dégradés, nommé [Re]Centres), montre l’exemple d’une posture en totale opposition avec les principes de primauté de l’espace public sur les espaces privatifs. Le projet prévoit une suite de barres parallèles que l’espace public coupe perpendiculairement avec difficulté. Les bâtiments débordent au-dessus de la voie piétonne, paraissent à d’autres endroits brutalement sectionnés sans tourner façade, etc.
Dans la partie du projet Euratlantique qui prolonge la grande façade unitaire des quais, les constructions rivalisent de particularisme, chaque maître d’ouvrage semblant vouloir affirmer son pouvoir. Côte à côte s’exposent la petite arche monumentale de la MECA du Conseil régional de Nouvelle Aquitaine (BIG architecte), le clinquant siège de la Caisse d’épargne (Architecture Studio architectes) et les trois barrettes plissées d’ANMA dont un des maîtres d’œuvre dit qu’elles ont été galbées pour les adoucir et entrer en contradiction avec l’immeuble de la Caisse d’Épargne qui est anguleux. D’autres exemples pourraient être évoqués, mais il s’agit surtout d’éveiller à la nécessité de former les maîtres d’œuvre et en particulier les architectes à la question de la forme des villes. Mais c’est aussi la question de la relation contemporaine au patrimoine que soulèvent ces projets. Ils sont à l’évidence la transcription dans l’espace des rapports économiques, sociaux, culturels… qui traversent notre société. Au même titre que l’activité portuaire a marqué l’histoire architecturale et urbaine de Bordeaux, ces réalisations sont, pour un temps long, la représentation d’une partie de la société de Bordeaux du début du XXIe siècle.
La ville, quelle que soit sa taille, du village à la métropole, est plus forte et plus durable que chacune de ses composantes architecturales. Elle est la représentation physique, la mémoire dans ses tracés publics et privés du parcellaire des générations qui s’y sont succédées, qui ont transformé le territoire pour s’y installer. C’est sa compréhension et la mise en dialogue avec son histoire qui peut permettre d’y inscrire et d’y faire accepter de nouveaux éléments qui la renouvellent et assurent ainsi sa durabilité.
L’intégration n’est pas seulement une affaire d’architecture, c’est avant tout un sujet de culture. Reste à résoudre la question de la relation de nos sociétés au patrimoine : sommes-nous capables de produire aujourd’hui le patrimoine des générations futures ou bien avons-nous entamé une ère de la ville éphémère, dont on détruit au nom de la durabilité les traces au fur et à mesure des avancées technologiques ?
- Rapport de la réunion internationale d’experts sur l’intégrité du patrimoine culturel, al Ain, 12-14 mars 2012, site Unesco. ↩
- Callais, Chantal, Jeanmonod, Thierry, Bordeaux Patrimoine mondial, tome 1, La fabrication de la ville ; tome 2, Habiter le patrimoine ; tome 3, La ville monumentale, La Crèche : Geste éditions, 2012-2014-2016. ↩
- Exposition La fabrique du patrimoine, juin 2016 à janvier 2017 au CIAP Bordeaux et ouvrage collectif Callais, Chantal, Jeanmonod, Thierry, (dir.), Bordeaux, la fabrique du patrimoine. Paysages d’une « cité historique vivante », Bordeaux : ensapBx, 2017. ↩
- Édimbourg est reconnue Patrimoine mondial par l’Unesco depuis 1995, sur les mêmes critères que Bordeaux. ↩
- James White est architecte chez Rogers Stirk Harbour + Partners. Il a réalisé dans le cadre de ses études à Édimbourg une exposition sur la création dans le cadre de la labellisation Patrimoine mondial de la ville. Les exemples présentés ici sont issus de ce travail. ↩
- Herbert, Alice, Stoffel, Laura, « L’imitation vs l’authenticité », dans Callais Chantal et Jeanmonod, Thierry (dir), op.cit. ↩
- Bousigues, Audrey, « Audaces dans la ville de pierre », ibid. ↩
- Moueix, Charles et Olive, Eugnéie, « Entrelacements et superpositions », ibid. ↩
- Pinon, Pierre, « Les origines du façadisme », Monumental, n°14, 1996, p. 9-16. ↩
- Caubet, Victoria, « Farces et mémoires du patrimoine », dans Callais Chantal et Jeanmonod, Thierry (dir), op. cit. ↩
- Woitrin, Michel, « Intégration en architecture et urbanisme », Les Annales de la Recherche Urbaine, n°5, 1979 p. 14-26. ↩
- Gaudin, Henri, La cabane et le labyrinthe, Liège : Mardaga, 1984. ↩
- Sorosh-Wali, Ahmad Junaid, « Bordeaux, Port de la Lune, patrimoine mondial », dans Sallenave, Christian (coord.), Bordeaux-Unesco. Les enjeux du patrimoine mondial de l’humanité, (coll.), Talence : Bastingage, 2008. ↩